Les neuf récits qui composent le présent recueil ont tous été écrits en exil entre mars 1961 et juin 1962, comme l’indiquent les dates portées à la fin de chacun d’eux. Jorge de Sena vivait alors au Brésil où il s’était réfugié après l’échec de la tentative de restauration de la démocratie au Portugal à laquelle il avait participé aux côtés d’Humberto Delgado en 1959. C’est là que, à l’exception de quelques contes de jeunesse, il écrivit l’essentiel de tout ce qui constitue son œuvre romanesque — deux recueils de contes qu’il place sous le signe du « réalisme fantastique », Au Nom du diable I et II, un roman inachevé, Signes de feu, et ces Grands Capitaines, qui relèvent l’un et l’autre d’un réalisme plus immédiat auquel Jorge de Sena donne le nom de « réalisme phénoménologique » et offrent un témoignage direct sur le Portugal de l’ère salazariste. C’est pourquoi ces deux derniers ouvrages n’ont été publiés qu’au lendemain de la Révolution des Œillets, à l’exception des deux contes Hommage au Perroquet vert et Le « Bon Pasteur » qui avaient pu figurer dans une revue portugaise dans les années 1960 parce qu’ils étaient ressentis comme anodins, le premier surtout, qui ne mettait en cause que le cercle restreint de l’univers familial ; quant au second, d’un caractère nettement néo-réaliste, comme bien d’autres ouvrages publiés au Portugal à la même époque, il ne put cependant échapper aux coups de ciseaux de la censure. La première édition du recueil, primitivement prévue de façon semi-clandestine pour 1972, n’incluait ni Capangala ne répond pas, impubliable alors que l’interminable guerre coloniale battait son plein, ni Bonsoir, considéré également comme trop dangereux parce qu’il mettait en scène des personnages que l’on aurait pu identifier et que s’y manifestait une critique non voilée visant le régime en vigueur. Estimant que l’ensemble était trop subversif, notamment Les Bandits de grands chemins qui s’en prenait ouvertement à la PIDE — police secrète de Salazar —, alors toute puissante et redoutable, l’auteur jugea plus opportun d’attendre des temps meilleurs. Les deux premiers de ces contes ne figuraient pas dans l’édition de 1976, et Mécia de Sena qui, depuis la mort de son mari survenue en 1978 veille scrupuleusement à l’édition de son œuvre, les a successivement intégrés aux autres dans les éditions postérieures, en respectant l’ordre voulu par l’auteur.
Il s’agit d’un ordre chronologique aisément repérable, puisque Jorge de Sena a pris la peine de faire figurer, après chaque épigraphe, le lieu mis en scène et l’année durant laquelle se déroule l’action de chaque conte. On remarquera cependant que La Grande Canarie qui, par sa longueur et sa composition, s’apparente davantage à une nouvelle qu’à un conte, et dont la dimension autobiographique est tout aussi chargée d’affectivité que Hommage au Perroquet vert, échappe à cette règle. Le recueil s’ouvre et se clôt ainsi sur les deux contes qui devaient le plus tenir à cœur à l’écrivain. Tous ces récits jalonnent l’itinéraire de Jorge de Sena, de 1928 à 1958. C’est ainsi son ombre qui hante des récits par ailleurs fort variés. On la reconnaît sans peine sous la figure de l’enfant triste et déjà révolté de Lisbonne, fils d’un capitaine de la Marine Marchande volage et d’une mère hystérique que l’écrivain ne ménagera dans aucune de ses œuvres. D’autres doubles littéraires apparaissent çà et là dans le recueil, au gré de l’inspiration du conteur. Ainsi en va-t-il, sans doute, du héros de La Grande Canarie, un cadet du Sagres, précisément le navire-école où, en d’autres temps, Jorge de Sena se préparait à devenir lui-même officier de marine [1]. La même inspiration autobiographique paraît à l’œuvre derrière les personnages de l’étudiant pauvre de Porto, qui s’adonnait à la traduction même lors de ses périodes de préparation militaire, de l’ingénieur des Travaux publics et de l’habitué des cafés littéraires. Sous une forme plus ou moins transparente, nous sommes donc en présence de témoignages personnels, et Jorge de Sena, dans l’une de ses préfaces, souligne lui-même le caractère autobiographique de ces contes ainsi que le réalisme « intégral » de ce qu’il présente comme des expériences qu’il a vécues, dont il a été le témoin visuel ou auditif, ou qu’il a reçues en confidence. Par là, le recueil rejoint le gros roman écrit à la première personne, Signes de Feu, qui nous présente la confrontation d’un jeune homme prénommé Jorge avec toutes les violences de la vie au cours de l’été 1936 au Portugal. Ces deux œuvres représentent en vérité tout ce qui reste d’un cycle romanesque beaucoup plus ambitieux imaginé par l’écrivain, mais qu’il ne put mener à son terme. Les contes des Grands Capitaines sont donc extrêmement précieux car ils complètent d’une certaine façon le roman en tant que « chronique amère et violente de cette ère de décomposition du monde occidental et de cette époque d’une tyrannie qui châtrait le Portugal ».
Ces mots de Jorge de Sena pour caractériser son ouvrage, dans sa préface datée de 1974, mettent l’accent sur l’essentiel de son message. Le témoignage, né de la souffrance — à chaque fois que l’auteur évoque ce recueil, le mot amertume revient sous sa plume — est aussi bien un combat qu’une dénonciation, un combat et une dénonciation d’ordre moral, politique et social. La dénonciation du mal sous toutes ses formes est un thème récurrent chez l’écrivain ; il lui donne le nom mythique de Diable dans sa nouvelle Le Physicien Prodigieux — initialement intégrée au recueil Au Nom du diable II — et dans ses deux autres recueils de contes, dont l’univers embrasse une réalité plus large pour ce qui est de la géographie, de l’histoire, de la culture et surtout de l’imagination. Le réalisme y est selon lui fantastique, mais tout aussi présent ; certains des contes de Au Nom du diable pourraient d’ailleurs trouver leur place dans Les Grands Capitaines, notamment les trois courts volets des Deux médailles impériales sur fond d’Atlantique, très proches par l’esprit et la thématique de La Grande Canarie. Dans le présent recueil, Jorge de Sena a donc choisi de réunir des textes qui disent tous le mal de vivre dans le Portugal de Salazar. Dans certains cas, la dénonciation y est politique ; dans Les bandits de grands chemins et dans La Grande Canarie, la narration s’attache à montrer la collusion du régime de Salazar avec celui de Franco, en soulignant la monstruosité et l’hypocrisie des procédés utilisés par l’armée et par la police et couverts par l’Eglise; dans Capangala ne répond pas, elle suggère l’absurdité de la guerre coloniale liée à la perversité du régime. Ailleurs, c’est la misère sociale qui est présentée sous son jour le plus sordide, comme dans les hallucinants paysages du Porto de Pleurs d’enfant ou dans la mise à nu — réelle et figurée — du pitoyable protagoniste du « Bon Pasteur ». Et, partout, la misère morale est présente sous divers aspects : ce peut être celle née de la tyrannie familiale qui pèse surje jeune ami du perroquet vert, sur le compagnon d’études du narrateur de Pleurs d’enfant ou sur le jeune poète de Bonsoir ; ce peut être également celle qui découle de l’impossibilité de communiquer dans le climat de suspicion qui règne dans le Portugal d’alors, dont le navire-école de La Grande Canarie et la clairière africaine de Capangala ne répond pas sont des microcosmes [2] ; ce peut être enfin la misère sexuelle de tous ces jeunes gens, garçons et filles, amenés à se prostituer, ou encore celle de tous ces intellectuels qui, de l’aveu de l’un d’eux, faute de savoir ce qu’est la liberté, ne savent se révolter « que par la parole ou par le sexe ».
A l’évidence, la sexualité occupe une place prépondérante dans la majorité des contes, comme d’ailleurs dans une bonne part de l’œuvre poétique et romanesque de Jorge de Sena. Ce thème est presque toujours abordé sous l’angle de la souffrance, de la frustration, de l’humiliation, voire de la violence. C’est en particulier le cas de l’homosexualité, souvent rattachée ici à la prostitution masculine, et par conséquent à la misère sociale, dont elle est une des manifestations ; mais ce que l’auteur présente aussi, et de façon très insistante, ce sont des comportements troubles pouvant aller jusqu’au sadisme. Tout comme en d’autres endroits, on est alors en présence d’une des représentations de ce mal que l’œuvre de Jorge de Sena s’attache à dénoncer, voire à exorciser. A l’inverse, les seuls et rares moments de bonheur et de plénitude évoqués sont toujours liés à une hétérosexualité indissociable de la tendresse. Sous-jacente à la note dominante d’amertume et de révolte, transparaît en effet cette dimension affective, ce sentiment de fraternité si cher à l’auteur qui reprend significativement en épigraphe à l’ensemble du recueil une phrase-clef d’un autre de ses contes, Océan de Pierres, dans laquelle il clame sa révolte contre tout ce qui porte atteinte aux sentiments les plus profonds et à la dignité de l’homme.
Soucieux de rendre immédiatement perceptible au lecteur l’horreur de ce que motive cette révolte, l’écrivain a recours à des procédés narratifs spécifiques, notamment sur le plan de la structure : récits parallèles, montages alternés, reprise de passages entiers ou de bribes de phrase. Par ailleurs, pour accentuer l’impression d’objectivité et de distance par rapport au récit, il fait volontiers appel à un narrateur anonyme, comme sont également anonymes la plupart de ses personnages, qui se présentent alors comme autant d’archétypes ; parfois même, l’auteur poussant le trait, ils se trouvent en partie déshumanisés, à certains moments où le récit n’envisage plus qu’une partie d’eux-mêmes qui semble jouir d’une étrange autonomie et se transforme en véritable sujet agissant. Par ce biais, l’auteur manifeste sa volonté de rendre le réel « encore plus réel que la réalité, et donc aussi monstrueux que ce que nos yeux craignent de reconnaître dans la “réalité” », ce à quoi contribue en outre un certain nombre d’autres procédés : interminables et minutieuses descriptions de scènes insistant sur des détails sordides ou qui pourraient paraître anodins, portraits caricaturaux, situations ambiguës, telle la fin de certains contes, qui laissent ouvert le champ de l’interprétation, longues phrases où la syntaxe est bien souvent soumise à de véritables distorsions, souci de précision du vocabulaire et de l’analyse à laquelle la formation scientifique de l’auteur n’est certainement pas étrangère, atmosphères sombres, nocturnes le plus souvent, ou orageuses, et où la seule couleur se combinant au noir ou au gris est un jaune sale renforçant encore l’impression de malaise. Sous cet éclairage, on comprend mieux le recours à une écriture momentanément logorrhéique qui prétend donner une vision à la fois précise et amère d’un monde qui hante l’écrivain exilé et avec lequel il n’en finit pas de régler ses comptes.
Ecully, septembre 1990
1. On sait que le futur écrivain, à son retour de la campagne du navire-école, fut renvoyé de la Marine pour d’obscures raisons dont l’atmosphère du conte La Grande Canarie laisse peut-être deviner quelque chose. Ce fut là, en février 1938, une amère expérience pour le jeune homme, une frustration dont l’écho l’accompagnera sa vie durant.
2. Il est significatif que tous les espaces présentés dans les différents contes sont des espaces clos, qui créent, symboliquement, l’impression d’étouffement et d’impuissance qui règne dans tous ces récits.