Seul roman qu’ait écrit Jorge de Sena, sans doute le plus grand écrivain du Portugal moderne, Signes de feu nous fait vivre sur une plage portugaise un été 36 en pleine « montée des périls » en Europe : la guerre civile vient d’éclater dans l’Espagne voisine. Jorge découvre brutalement la réalité sous ses différentes formes, il se trouve précipité dans un enchaînement d’expériences douloureuses, obsédantes, où la passion amoureuse et une sexualité chaotique et violente prennent souvent le pas sur les dangers de la situation politique. Cette crise initiatique, vécue en un temps si bref, et qui débouche de façon fortuite sur la naissance d’une vocation de poète, va faire de Jorge, jeune bourgeois insouciant, un homme tourmenté à tout jamais.
Roman autobiographique, roman d’apprentissage d’une finesse d’analyse et d’une saveur extraordinaires, riche et précieux témoignage sur les années 30, Signes de feu est tout cela. Et, tout simplement, un vrai roman d’amour et d’aventures. On trouve à le lire un bonheur rare : celui de découvrir un très grand livre, un chef-d’uvre de la littérature européenne.
Jorge de Sena est né en 1920 à Lisbonne. Fils d’un coimnan-dant de la marine marchande, il s’engage à dix-sept ans comme cadet dans la marine de guerre. Opposant au régime salazariste sans être affilié à aucun parti politique, il doit s’exiler en 1959 pour avoir participé, aux côtés du général Delgado, au coup de force de l’année précédente visant à renverser la dictature. Au Brésil, il enseigne la littérature portugaise. Après la prise du pouvoir par les militaires en 1965, il s’exile une nouvelle fois, s’installant aux États- Unis. Il exerce jusqu ‘à la fin de sa vie des fonctions de professeur à Santa Barbara, Californie. Il meurt en 1978, laissant une uvre importante qui comprend des poèmes, des contes, des pièces de théâtre, des uvres de critique littéraire, des essais, des traductions, et un seul roman.
Préface
Lorsque la guerre d’Espagne éclate, Jorge de Sena a seize ans, c’est-à-dire deux ou trois de moins que son double, cet autre Jorge qu’est le narrateur de Signes de feu. Comme lui, il habite Lisbonne, va passer ses vacances chez son oncle Justino à Figueira da Foz, écrit des vers, fera des études d’ingénieur et découvrira les horreurs du régime fasciste dans la péninsule ibérique. Le livre serait même un roman à clefs, car, selon Mécia de Sena, femme de l’écrivain, mère de ses neuf enfants, sa fidèle collaboratrice et, depuis sa mort survenue en 1978, la gardienne vigilante de ses uvres, les principaux personnages du roman ont réellement existé et conservent même leurs initiales dans la fiction. Mais, plus qu’une autobiographie, qui nous fait vivre les désarrois d’un adolescent, ce roman se veut le reflet du Portugal à une époque donnée. La crise que vit le narrateur, l’auteur l’a vécue, lui aussi, au même âge; c’est donc délibérément qu’il a choisi le contexte de son roman, l’été 1936, inscrivant ainsi la crise de l’adolescent Jorge (de Sena?) dans une autre crise qui affecte toute la société dans laquelle il vit. En 1936, le Portugal connaît en effet depuis dix ans un régime dictatorial qui se durcit et prend une couleur véritablement fasciste dès le moment où les nationalistes espagnols déclenchent une offensive sanglante contre la République de leur pays. Signes de feu devait d’ailleurs se terminer symboliquement, en témoignage de ce durcissement, sur le discours de Salazar du 31 octobre 1936 par lequel celui-ci rompt officiellement ses relations avec l’Espagne.
Dès le début de la guerre civile, ainsi qu’on le voit dans le roman, le gouvernement portugais, qui avait déjà donné asile à des conspirateurs antirépublicains, prend aussitôt parti pour les rebelles, et se livre, sur son territoire, à une véritable « chasse aux sorcières » touchant tout aussi bien les Espagnols que ses propres opposants, en l’existence elle-même à partir de ces quelques semaines de l’été 1936, si riches en émotions violentes, et qui opèrent une transformation douloureuse et définitive chez cet adolescent qui, jusque-là, on le voit bien dans la première partie du livre, avait mené une petite vie douillette, détachée de la réalité comme l’était la société bourgeoise à laquelle il appartenait. Si on s’interroge sur la signification du titre, on s’aperçoit que ces « signes de feu », pourtant riches de connotations infinies, semblent représenter essentiellement les hommes dans leur rapport avec l’aventure tumultueuse de la vie, ainsi que l’indiquent les premiers vers qui s’imposent au narrateur dans l’acte involontaire de création : « Signes de feu, les hommes s’en vont, et lancent à la mer les barques de cette vie. j» L’aventure poétique est en effet chez lui intimement liée à celle de la vie, et l’un des principaux intérêts de ce livre, outre son aspect romanesque anecdotique et piquant, sa valeur de témoignage, et la tentative désespérée de comprendre le monde et de se comprendre soi-même, consiste justement à mieux nous faire sentir comment il conçoit sa poésie, tout aussi bien au niveau de la gestation qu’à celui de l’interprétation. S’opposant à une poésie moderniste éthérée et artificielle tournant le dos à la réalité, incarnée dans le livre par Alfredo Coelho (alias Alfredo Guisado), il considère pour sa part l’acte de création comme devant précisément se nourrir de la réalité dans ce qu’elle a de plus difficilement supportable, et être le produit des opérations complexes et inconscientes qu’elle provoque dans l’esprit de celui qui la vit. Nous avons là l’explication du caractère éminemment intellectuel, allant parfois jusqu’à l’hermétisme, d’une grande partie de la production poétique de Jorge de Sena, que d’aucuns considèrent comme l’une des plus profondes de la littérature portugaise.
Bien qu’il soit connu dans le monde des lettres essentiellement pour sa poésie, et que lui-même se soit toujours considéré avant tout comme un poète, cette forme d’expression n’est pourtant qu’un des aspects de la personnalité littéraire de Jorge de Sena. Sa prose témoigne elle aussi de ses préoccupations intellectuelles qui s’expriment notamment dans ses nombreux essais critiques et polémiques, mais elle présente en outre des facettes multiples qui vont de la prose poétique liée au fantastique et au merveilleux des contes de ses Errances et Nouvelles Errances du Démon (Andanças e Novas Andanças do Demônio) et de l’exquise nouvelle Le Physicien prodigieux (O Físico Prodigioso), au réalisme des Grands Capitaines et de Signes de feu qui ne craint pas, à l’occasion, de se teinter des couleurs les plus crues tant au niveau de l’expression qu’à celui des scènes évoquées. Toutefois, les passages les plus osés ne sont pas décrits par complaisance; ils sont vécus par le narrateur comme de véritables cauchemars et sont une autre manifestation de la violence et de la décomposition de cette société en crise dont les convulsions paraissent d’autant plus intenses qu’elles sont concentrées dans un laps de temps très bref et dans un lieu qui en est le microcosme.
Les scènes érotiques entre Jorge et Mercedes, quant à elles, se situent à un niveau tout à fait différent, celui de l’amour fou qui unit les deux jeunes gens; aux yeux du grand critique Eduardo Lou-renço, elles comptent parmi les plus belles pages d’amour de la littérature de son pays. Cet amour fou, violent et bref, Jorge le vit au milieu d’autres expériences tout aussi douloureuses et obsédantes, comme la mort mystérieuse de José Ramos, la déchéance totale de Rodrigues dont il se sent en partie responsable, le départ sans possible retour de Carlos Macedo, la lâcheté et l’inconséquence des adultes en apparence les plus dignes d’estime comme son oncle et sa tante, enfin la conscience d’avoir été lui-même impliqué malgré lui dans une aventure dont il n’est pas sorti entièrement innocent. Tous ces bouleversements opèrent chez le jeune homme une métamorphose dont il ne prend toute la mesure qu’une fois de retour dans son milieu naturel, à Lisbonne, dans la maison familiale qui constitue ainsi le cadre initial et final de cette aventure initiatique vécue à Figueira en si peu de temps, mais qui occupe les trois parties centrales de l’uvre, et fait du petit jeune homme insouciant du début l’homme tourmenté à tout jamais, semble-t-il, des derniers chapitres.
Ecully, avril 1986.