Ce réalisme pétri d’imaginaire, et cependant « réaliste », qui se sert ae l’histoire ou de la légende, ou de l’inexplicabilité des événements, ne prétend pas, à l’instar des paraboles, sauver les âmes, mais les perdre, leur faire sentir que le sol se dérobe sous leurs pieds.
Jorge de Sena.
En 1960, Jorge de Sena vit en exil depuis un an lorsqu’il parvient à faire éditer dans son pays natal un ensemble de nouvelles écrites au cours des vingt années précédentes ; il leur donne un titre sulfureux (mot à mot Errances du Démon) qu’il n’explicitera que plus tard, et qui se référé autant à sa propre condition d’exilé qu’à un profond désir de subversion. Pour l’heure, la prudence étant de mise dans un pays que l’on a quitté pour avoir comploté contre le régime, mais où l’on veut faire connaître ses écrits, il se contente, dans une préface présentée comme « éclairante », d’insister sur le caractère fictif des nouvelles, tout en précisant que les rêves — autrement dit, les fictions — sont « une sorte de vengeance ». Il aurait souhaité que la nouvelle « Les Amants », qu’il vient de terminer, fît partie du lot. Mais, dans le Portugal de Salazar, la « pornographie » est persécutée au même titre que la subversion politique. Aussi le texte ne circulera-t-il pendant quelque temps que sous le manteau, dans un cercle de lecteurs limité à un petit groupe d’amis et d’intellectuels, avant de paraître, six ans plus tard, dans un second recueil auquel l’auteur donne un titre qui l’assimile au premier, Nouvelles errances du Démon.
Sena vit alors depuis un an son second exil, aux Etats-Unis cette fois, ha préface qui accompagne ces nouveaux écrits se présente comme une attaque contre la critique portugaise avec laquelle, il est vrai, l’écrivain, tout au long de sa carrière, a toujours maintenu des relations très polémiques. Mais, pour qui sait lire entre les lignes — exercice obligé en temps de dictature —-, il apparaît à l’évidence que, par-delà ceux qui font ou défont les réputations littéraires, la véritable cible de l’écrivain est autre. Jorge de Sena vise en réalité un régime d’oppression qui a fait de lui et à tout jamais un « lusitanien citoyen du monde », expression dont l’ambiguïté voulue parle tout autant de l’amertume de l’exilé que de la conscience aigu’è de racines coupées mais toujours vivantes. Sous cet indispensable éclairage historique, on comprend mieux que c’est aussi à lui principalement que s’adresse l’affirmation de Max Planck qu’il a choisie comme épigraphe : Une vérité ne triomphe jamais. Mais ses adversaires finissent par mourir. Plusieurs indices nous mettent sur la voie, faisant allusion aux récits « terriblement violents » du recueil qu’il a déjà choisi d’intituler Les Grands capitaines, écrits en même temps que ces nouvelles qu’il préface, et au roman auquel il travaille alors, Signes de feu, tous deux centrés sur l’observation et l’expérience vécue au Portugal entre 1927 et 1958, il les proclame impubliables et les oppose, sur le plan de l’écriture, à ces nouvelles dont le réalisme fantastique ou l’historicisme imaginaire ne cachent en fait qu’une « inactualité apparente » pouvant mieux faire appréhender la réalité ambiante. La préface à l’édition groupée des deux recueils, en 1977, soit après la chute de la dictature au Portugal, est tout à fait claire sur ce point, et précise que si le diable qui hante le recueil est partout dans le monde, il se manifeste tout particulièrement « dans un endroit public encore connu sous le nom de Portugal ». Le diable, sous cet aspect-là, c’est le Mal sous toutes ses formes ; mais un Mal qui ne correspond pas forcément, loin de là, à celui combattu par la morale chrétienne en vigueur dans la société portugaise telle que l’a connue Jorge de Sena dans la première partie de sa vie [1]. C’est pourquoi ce dernier, de façon provocante, place également ses nouvelles sous le signe du démon, car, écrit-il en 1964, « on a commis, et on continue de commettre tant d’atrocités monstrueuses au nom du combat que l’on prétend mener contre lui […] qu’il est temps, pour instaurer un ordre plus en rapport avec la dignité de l’homme, de commencer à vénérer respectueusement le Malin, puisque la vénération de l’Autre semble ne pas avoir donné de résultats probants… ». Ce qui s’exprime, au cœur de ces textes, c’est donc un humanisme vitaliste, que Sena ne cesse de revendiquer sous de multiples formes, mais toujours avec vigueur, dans toute son œuvre de création.
Dans Au Nom de diable, il a choisi de le faire d’une façon très particulière, à laquelle il donne le nom de « réalisme fantastique et/ou historique », qu’il oppose au « réalisme phénoménologique » dont relèvent, à ses yeux, Les Grands Capitaines et Signes de feu. Cette distanciation par rapport à ta réalité contemporaine ou circonstancielle lui permet, nous l’avons vu, une approche indirecte de ce qu’il veut dénoncer, et, partant, de glisser à travers les mailles de la censure. Mais, à elle seule, cette habileté manoeuvrière et historiquement justifiée ne constituerait pas un mérite éminent. En véritable créateur, Jorge de Sena dépasse cette contrainte subalterne car son ambition est d’une autre volée : en s’arrêtant à un langage ambigu ou fantastique, il se donne aussi les moyens d’explorer ces %ones d’ombre de la personnalité humaine que la société judéo-chrétienne n’a que trop tendance à couvrir d’un voile qu’elle qualifie de pudique, et que Sena n’hésite pas à lever au nom d’une vérité qu’il oppose à ce qu’il considère comme une prude hypocrisie.
Cette tendance s’affirme principalement dans te deuxième volet de ce recueil, mais elle est déjà en germe dans le premier, même si celui-ci comporte quelques textes nettement ancrés dans une réalité historique et géographique où l’imaginaire cède le pas à la transposition de l’expérience vécue. C’est le cas des « Deux médailles impériales sur fond d’Atlantique » et de « La campagne de Russie », deux écrits de jeunesse renvoyant à des moments qui ont profondément marqué l’écrivain et sans doute notablement contribué à son évolution postérieure : le premier est constitué de notes impressionnistes prises lors du voyage à la fois émerveillé et traumatisant que fit le cadet Jorge de Sena sur le bateau-école « Sagres » entre octobre 1937 et février 1938 ; le second renvoie à la période légèrement postérieure vécue par le jeune homme, après son renvoi de la Marine de Guerre, en tant qu’étudiant pauvre à Porto. Mais le contraste brutal entre la beauté des paysages et l’horreur de la réalité humaine dans l’un, l’insertion de brefs coups de flash éclairant la misère des rues de Porto dans l’autre relèvent d’une volonté de dénoncer ce que le réel peut receler de monstrueux. « ha commémoration » et « La fenêtre d’angle », qui s’inspirent également de souvenirs personnels, les dépassent très largement, l’un pour ridiculiser le monde mesquin des coloniaux et des petits fonctionnaires et, à travers eux, la manie des commémorations du gouvernement de Salazar, l’autre pour plonger le lecteur dans l’atmosphère trouble et délétère de la frustration affective et sexuelle. Les quatre nouvelles qui ouvrent le recueil constituent, pour leur part, de véritables contes fantastiques, d’inspiration et de ton fort divers, à travers lesquels se font jour certaines idées maîtresses de Jorge de Sena, que l’on retrouvera développées dans le second recueil : la primauté accordée à la dignité de l’homme, la force de l’amour et des pulsions sexuelles, l’imposture de la religion.
Les pseudo-reconstitutions historiques que constituent quatre des textes de la seconde série s’appuient, soit sur une documentation très sérieuse, procédé déjà utilisé pour évoquer la figure de Béda dans « Océan de pierres », soit sur une image couramment véhiculée de l’idéologie na^ie ou des transes mystiques. Mais, bien évidemment, la « vérité historique » n’est qu’un point de départ. L’écrivain, qui la recrée en fonction de son imagination et de sa propre pensée, a tôt fait de l’utiliser à sa guise, ce qui ne manque pas d’introduire, à l’occasion, un certain flou dans la vision qu’il en offre. Si la bonne conscience de l’intellectuel na^i ainsi que l’implacable logique de sa démonstration dénoncent clairement et la survivance de la peste brune et le danger qu’il y a à condamner des assassinats et non les systèmes de pensée qui les engendrent, un lecteur non averti appréhenderait plus difficilement la subversion de la figure de celui qui a fondé le dogme catholique sur l’origine divine du Christ — Saül, c’est-à-dire saint Paul — et la sympathie de l’auteur pour Tibère. C’est ainsi que la férocité de la satire du mysticisme a échappé, elle aussi, aux critiques portugais des années i960, et qu’il est impossible, si l’on ne connaît pas la vie et l’œuvre de Camôes, d’identifier le poète malade de Super Flumina Babylonis et de retrouver quelques-uns de ses vers dans le texte de Jorge de Sena. Ce dernier, qui a su, par ailleurs, mêler certains éléments de sa propre biographie à celle de l’auteur des Lusiades, a manifestement choisi de ne pas nommer ce dernier afin qu’il apparaisse comme le poète par excellence. Et c’est également le strict anonymat qui confère au couple s’ébattant dans « Les Amants » une valeur symbolique universelle renforcée, plutôt que niée, par la relative caractérisation qui en est faite dans la troisième partie de la nouvelle.
L’ambiguïté est donc partout présente, mais elle se manifeste plus encore dans les contes « fantastiques ». Ainsi, derrière l’exotisme des démêlés qui opposent tel « génie de l’arbre » aux villageois et au dieu indien de l’amour et du désir, Kama, se cache la raillerie de toutes les pratiques religieuses et la condamnation de celles — entendons par là, bien entendu, celles imposées par l’Eglise et la très catholique société portugaise — qui font obstacle à la pleine liberté de l’amour. Mais la piste est parfois plus embrouillée, et l’auteur lui-même reconnaît sa propre perplexité et son incapacité à expliquer ce qui est né spontanément sous sa plume. Cela était vrai, dans le premier recueil, pour « Le poisson-canard », à l’origine un conte destiné à ses enfants, devenu, au grand étonnement de son créateur, une étrange et tragique histoire d’amour. Il en va de même pour les hallucinations du colonel Chagas dans une auberge du nord du Portugal parfaitement reconnaissable. Et que dire de l’aventure abracadabrante vécue par les protagonistes du « Train de vingt-trois heures » ? Il est vrai que, par son épigraphe, cette dernière nouvelle est placée, consciemment semble-t-il, sous la bannière du surréalisme que Jorge de Sena est fier d’avoir introduit au Portugal. Mais, quoi qu’il en soit, nous voyageons dans les trois cas au pays des fantasmes, et ces trois contes sont peut-être, non seulement les plus troublants, mais aussi les plus révélateurs des obsessions profondes de l’écrivain. On remarquera au passage que l’érotisme, comme souvent chez Sena, y joue un rôle prépondérant, d’une façon provocante dans « Le train de vingt-trois heures », qui se double d’une nouvelle attaque iconoclaste contre la religion, l’assassin fornicateur étant in fine assimilé au Christ en personne.
Cependant, on aurait tort de se laisser prendre au piège du disparate que ces nouvelles semblent tendre au lecteur pressé car, sous l’apparente diversité des textes, circule un profond courant qui en assure la cohésion. Conjugué à la dérision qui s’abat sur la religion et ses incarnations sociales, un vent libérateur parcourt bien des pages sous le masque d’un érotisme que, depuis lors, l’époque contemporaine a plus que banalisé. C’est pourtant dans ces passages sulfureux que la langue de Jorge de Sena donne toute la mesure d’une souplesse et d’une ductilité qui ne font jamais fi de la richesse ni du mot précis. C’était même, à l’en croire, la marque du créateur puisque « un écrivain digne de ce nom doit disposer d’autant de styles qu’il aborde de sujets ». Nul doute, devant ces nouvelles tout à la fois séduisantes et dérangeantes, que ce « trouble salvateur » qu’il voulait installer dans des consciences trop ancrées dans des routines tenant lieu de pensée, n’ait attendu les lecteurs portugais, et maintenant beaucoup d’autres, sur des chemins où un Diable décidément polymorphe erre depuis des temps fort anciens.
Ecully, septembre 1992
1. Dans Le Physicien prodigieux qui, pour des raisons purement éditoriales, avait été intégré au recueil de 1966, le diable est un personnage à part entière. Facétieux et pitoyable, il présente quelques traits sympathiques. Le mal à pro-rement parler, dans cette longue nouvelle d’atmosphère moyenâgeuse, est ien davantage incarné par les représentants de l’Église en tant qu’institution.